Le monde dionysiaque dans la céramique apulienne (Ve-IVe av. J.-C.). Une anthropologie par l’image : pratiques rituelles et préoccupations eschatologiques
Mes travaux de recherche concernent l’imagerie dionysiaque dans la céramique apulienne. L’iconographie révèle un univers foisonnant, qui s’inscrit dans une complexité visuelle en lien avec les personnages de l’entourage du dieu. La période retenue, entre l’apparition des premiers ateliers à figures rouges lucaniens vers 440 avant J.-C. et la fin des productions figurées au début du IIIe siècle avant J.-C. permet d’apprécier une iconographie qui devient plus spécifiquement italiote en s’écartant progressivement du modèle attique.
Les recherches sur Dionysos sont anciennes, abondantes et stimulantes. Plusieurs monographies d’ensemble s’intéressent à la geste mythique du dieu, aux croyances qui lui sont associées ou aux rituels antiques. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, les études iconographiques ont permis de considérer la multitude des représentations figurées comme un matériel scientifique de premier plan pour appréhender Dionysos et son monde. Cependant, aussi riches et diversifiées soient-elles, elles concernent, dans l’immense majorité des publications, les vases attiques des VI-IVe siècles avant J.-C.
Mes travaux s’inscrivent dans le sillage des chercheurs qui considèrent une autre terre, celle d’Italie Méridionale et de Sicile, territoires grecs d’occident, qui, à partir des années 440 avant J.-C., voient se développer différents ateliers de productions de vases italiotes. L’imagerie se développe en parallèle à l’influence attique au tournant du IVe siècle. Entre héritage hellène et traditions indigènes, les artisans renouvellent l’iconographie vasculaire, en proposant des motifs en lien avec le contexte sociétal de cette partie du territoire de Grande Grèce et de Sicile.

Cratère à volutes, attribué au Peintre de Lycurgue, 3e quart du IVe siècle av. J.-C., Bonn, Akademisches Kunstmuseum (inv. 100). © Akademisches Kunstmuseum Bonn, photo : Jutta Schubert.
J’ai constitué un catalogue de près de 700 vases apuliens, dont au moins une composante du décor évoque la sphère dionysiaque. Ce peut être la présence d’un satyre, compagnon privilégié du dieu, ou la manipulation des attributs emblématiques de Dionysos, tel qu’un thyrse, un canthare ainsi qu’une grappe de raisin. L’ensemble est suffisamment riche sur le plan iconographique pour proposer des interprétations permettant de révéler les constantes ainsi que les particularismes régionaux. De plus, en confrontant ce vaste corpus avec les productions issues d’autres ateliers italiotes, en Lucanie et en Campanie1, je cherche à déterminer si les enjeux de l’iconographie dionysiaque apulienne s’intègrent dans des problématiques qui dépassent les frontières de ce seul territoire.
Afin d’apprécier les images, je m’attache à relever les différents éléments qui les constituent, selon la démarche scientifique préconisée par « l’école de Paris » menée par François Lissarrague. Pour en percevoir les enjeux, l’analyse sémiotique est déterminante. Il s’agit de créer des séries à partir des unités iconiques qui composent les images. Isoler, répertorier, observer les signes constitutifs, travailler sur leur fréquence, tout comme constater l’absence de certains d’entre eux me permet de proposer des interprétations, avec le souci d’observer les combinatoires porteuses de sens.
À cette fin, je m’appuie sur Porphyry, un corpus documentaire numérique et instrument d’analyse géré par Aurélien Benel (Université de technologie de Troyes, Laboratoire LIST3 N, équipe TECH-CICO), dont la nouvelle version arrive à maturité [corpus à venir]. Une fois les critères d’analyse arrêtés, j’ai décrit chaque vase répertorié. Il s’agit d’établir un relevé minutieux et systématique des différentes composantes de chaque image. Cela concerne tout aussi bien l’identification des personnages, complétée par l’étude des vêtements portés, les objets ou les éléments spatialisateurs qui ancrent la scène dans un espace particulier. Les statistiques précises qui en résultent permettent de mieux appréhender l’imagerie en établissant des données chiffrées quant à la récurrence des objets et aux combinatoires qui les associent. Cette nouvelle approche, plus quantitative que qualitative, est de nature à faciliter l’étude de l’iconographie vasculaire.

Cratère à colonnettes, attribué au Groupe de Zagreb, vers 350-340 av. J.-C., Bologna, Museo Civico Archeologico (inv. G_0403). © Musei Civici Bologna
Au regard de la céramique attique, l’iconographie dionysiaque apulienne présente des divergences intrigantes, que ce soit dans l’apparence physique du dieu, dans la présence d’objets et de signes qui lui sont associés ou, nécessairement, dans la combinaison de ces divers éléments iconiques porteurs de sens. À ses côtés, j’ai pu remarquer par ailleurs la place prépondérante d’humbles mortels, hommes et femmes, qui semblent chercher la protection divine jusque dans la mort, comme le suggère notamment la prééminence de l’imagerie dionysiaque dans le mobilier funéraire. En outre, cette iconographie introduit de nouveaux signes qui manifestent des préoccupations eschatologiques, comme le suggère notamment la présence récurrente d’une architecture funéraire, de la simple stèle à l’imposant naiskos (Fig. 1). Dans cette perspective, les pratiques rituelles deviennent un enjeu central, qui se traduit entre autres par la profusion d’objets cultuels, notamment la phiale et la ciste, ou bien encore l’adoption de tenues vestimentaires et de postures spécifiques. Ainsi, les différentes manières de disposer l’himation sont signifiantes, et le fait de dissimuler ou de révéler une partie du corps s’inscrit vraisemblablement dans un processus religieux. Par exemple, lorsque les personnages se déplacent, le motif récurrent de la main enveloppée dans le tissu, presque exclusivement celle de gauche, semble précéder l’acte cultuel (Fig. 2). En outre, si la position des mains traduit un échange muet entre les protagonistes, le fait de poser un pied sur un rocher pourrait relever d’un rituel d’offrandes (Fig. 1). En effet, le personnage penché en avant semble régulièrement tendre ce qu’il tient à celui qui lui fait face, et la plupart des objets dédiés, tels que la phiale ou le plat d’offrandes, indiquent des enjeux cultuels. Bien que déterminants, ces motifs n’ont pas encore été suffisamment étudiés. C’est pourquoi ils font l’objet d’une attention particulière, au cœur de mes recherches. Mes travaux ne s’attachent pas à identifier des épisodes mythologiques mais plutôt à appréhender la sphère religieuse. Offrandes, rituels, rites initiatiques aussi peut être, sont autant d’éléments qui manifestent un processus cultuel qui est mis en image, parfois de manière simple ou allusive, mais jamais anodine.
Outre l’étude des scènes représentées, j’envisage par ailleurs la matérialité du vase. La fonction qui lui est assignée ou la disposition de l’image sur sa surface, notamment, participent de sa compréhension. Afin de replacer l’étude des images dans leur contexte d’utilisation, je tiens compte non seulement de leur présence dans les tombes, mais aussi, dans la mesure du possible, dans les habitats et les sanctuaires. Cela ne concerne pas seulement les Grecs. En effet, des pratiques rituelles sont susceptibles d’avoir été accomplies au sein même des maisons d’aristocrates italiques, pour qui Dionysos occupe une place cardinale2. Les représentations du monde dionysiaque étant diffusées au-delà des cités grecques, notamment en Italie méridionale, leur réception auprès des populations italiques vient également enrichir ma réflexion.
Étudier l’iconographie dionysiaque italiote, c’est pénétrer dans l’imaginaire de ceux qui la produisent, la manipulent au quotidien, l’emportent avec eux dans la tombe. Bien qu’elle demeure énigmatique à bien des égards, l’analyse minutieuse des éléments qui la constituent me permet progressivement de mieux l’appréhender et, par son intermédiaire, d’envisager les préoccupations religieuses des sociétés grecques et italiques de Grande Grèce.
Fanny Langlade, “Le monde dionysiaque dans la céramique apulienne (Ve-IVe av. J.-C.). Une anthropologie par l’image : pratiques rituelles et préoccupations eschatologiques”, sous la direction de Jean-Marc Luce, Université Toulouse II Jean Jaurès (PLH / EA 4601).
- Le monde dionysiaque dans la céramique lucanienne et dans la céramique campanienne constitue le sujet de mon mémoire de Master, sous la direction de Pascale Jacquet-Rimassa, soutenu en juin 2023. [↩]
- Keely Elizabeth Heuer, “Detecting Dionysos in Indigenous Contexts: Clues in South Italian Vase-Painting”, in Inszenierung von Identitäten. Unteritalische Vasen zwischen Griechen und Indigenen, Proceedings of the International Conference (Berlin 2016), CVA Deutschland Band VIII, eds U. Kästner, S. Schmidt (Munich: Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 2018), pp. 87-97. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Fanny Langlade (17 février 2025). Le monde dionysiaque dans la céramique apulienne (Ve-IVe av. J.-C.). Une anthropologie par l’image : pratiques rituelles et préoccupations eschatologiques. CIAO Actualité des recherches sur la céramique italiote. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13btp


